L’inconnu de la ligne 13
J’ai
toujours été attiré par les regards inconnus. Sur la plage, allongé sur le
sable, je feins de me passionner pour un polar, mais mes lunettes de sport Cébé
ajustées sur le nez papillonnent d’une serviette à l’autre. Assis sur le rebord
d’un massif de plantes situé au carrefour d’une galerie marchande, j’attends le
retour de caisse de ma chérie, son chariot plein et le porte-monnaie vide, en
mitraillant du regard les consommateurs résignés du samedi. Sur les places de
Paris bondées de touristes, je voyage autour du monde à peu de frais, assis sur
un banc, en observant les couples étrangers se bécoter ou se quereller, sur
fond de cathédrale et de basilique. Je mate, je jauge, je critique, je fantasme
et je me fais mon cinéma. C’est un spectacle vivant, permanent et totalement
gratuit, d’observer la vie de son prochain en direct, ainsi qu’une source
inépuisable de connaissances sur la société. Cristelle me reproche un excès de
voyeurisme, là où je ne vois que de la curiosité, et elle me met souvent en
garde contre le possible courroux d’un fiancé jaloux, une paire de claque que
je n’aurais pas volée, ou un regard mal interprété qui attiserait une
agressivité dont je ferais les frais. Jusqu’à présent, je croise les doigts,
j’ai pu m’adonner à mon péché mignon sans avoir troublé quiconque, ni en avoir
été empêché. Je suis un actif contemplatif plus qu’un cérébral réaliste.
Avec
ce type en ligne de mire, ce fut d’abord comme avec tous les autres : des
regards furtifs qui se croisent, un léger sourire, une communication
silencieuse. Je suis courtois, propre sur moi, et sociable avec qui semble
l’être. Le mec ne paraissait pas avoir plus de vingt-cinq, vingt-huit ans. Ce
n’était plus un adolescent, mais pas encore l’homme qui, ayant atteint le seuil
fatidique des trente ans, songe déjà nostalgique à sa jeunesse perdue, en
égrainant les premiers regrets. Bien que lors de notre premier contact visuel,
le mec fut assis, il me sembla plutôt grand et bien bâti, portant de façon
décontractée, un costume sportif de coupe anglaise. Mais ce qui m’avait attiré
en lui, c’était son regard sombre et romantique, encadré par une chevelure
noire corbeau coupée mi-court, qui lui donnait un air Latino. L’inconnu se leva
à l’approche de la station Gabriel Péri, deux stations avant le terminus.
Cet
été-là, lorsque je montais le matin dans le wagon de queue à la station Place
Clichy, il était déjà là, assis sur une banquette. La ligne n’étant pas trop
chargée en ces périodes estivales, il était impossible ne pas l’apercevoir. A
peine entré dans la rame, je levai discrètement le nez pour m’assurer de sa
présence et je m’arrangeais pour venir m’assoir près de lui, mais jamais en
face ni exactement à ses côtés. Parfois, il n’était pas là. Sans doute avait-il
eu un empêchement, ou bien moi-même avais-je pris de l’avance sur mon début de
matinée pourtant bien réglée. Les rencontres quotidiennes avec ce mec étaient
devenues l’un des moments les plus émouvants de mes journées. Il était devenu
sans le savoir une parenthèse dans ma vie, un rendez-vous incontournable, comme
un cumulus cotonneux qui s’effiloche dans l’immensité d’un ciel azur. Il
m’intimidait. Il portait généralement le costume, mais parfois il tombait la
veste, et je l’avais observé à maintes reprises, vêtu d’un simple tee-shirt
ouvert sur un poitrail légèrement velu. Tout lui allait. Tout ce qu’il portait
était transcendé. Même habillé d’un sac à provisions, le bonhomme aurait été
transfiguré par son regard piquant. Là où il se rendait, il devait apporter le
bonheur, et susciter désir et plaisir. Moi qui ne suis pas particulièrement
envieux, je me dis que Dame nature avait été par trop injuste en me mettant au
monde. Je commençais à dresser la liste de mes défauts physiques majeurs, j’en
avais plein le corps. Parmi ceux-là, mes touffes de poil dans le dos, trois ou
quatre îlots disgracieux disséminés entre les deux omoplates, un endroit qu’il
m’est malaisé d’atteindre avec la main. Ce fut Cristelle qui m’en informa par
hasard, un après-midi de plage au Touquet. Jusque là, je pensais avoir une peau
lisse et douce comme celle des bébés, dans le dos comme partout ailleurs. Qui
sait qui les avait mises là, ces touffes de poils, et à quoi pouvaient-elles
bien servir sur un corps majoritairement imberbe…
Jour
après jour, je m’étais mis à regarder de travers, comme le font ceux qui
souffrent de strabisme. Je matais l’inconnu de façon oblique pour ne pas me
faire repérer. Je le matais, non par simple curiosité, ennui ou pour passer le
temps, mais parce que sa présence m’était devenu agréable, voire indispensable,
et parce qu’il me tenait compagnie. Je faisais bien attention que nos regards
ne se croisent pas, mais lui, parfois, m’observait à travers la vitre du wagon
qui reflétait mon visage. En général, je m’en apercevais trop tard, et confus,
je baissai les yeux. En capturant mon regard, il avait dû remarquer mon
trouble. Pourtant, je ne voulais pas qu’il se méprenne. L’intérêt que je lui
portais n’avait rien de sexuel. Je n’ai jamais été attiré par les garçons, ni
pendant mon enfance, ni pendant l’adolescence. Mais cette indifférence
résultait-elle d’un choix, ou était-ce plutôt par commodité, pour obéir à
l’éducation chrétienne reçue de mes parents, ou bien encore parce que j’étais
trop mal dans ma tête pour désirer, assumer et aimer ? Je refusais
d’apporter une réponse à ce questionnaire multiple. « Se poser la
question, c’est déjà y répondre », aurait énoncé en classe mon prof de
philo. Comme si cela ne suffisait pas, je m’assurai que mon Latino ne portait
pas d’alliance. Un si bel homme encore célibataire, que devais-je en
conclure ? Non, il n’est pas gay, rassure-toi, Théo. Il n’en a ni le
regard, ni les manières, ni le look. A raisonner ainsi, j’étais soudain devenu
à mes propres yeux, un ringard, le roi des stéréotypes, le marquis des idées
reçues et le prince de l’ignorance, voilà qui j’étais réellement devenu…Un
homosexuel n’est pas forcément une folle ! Ça peut être n’importe qui
d’entre nous : cinq, six, peut-être sept pour cent de la population,
dit-on. Je dénombrai sommairement les voyageurs présents dans la rame :
vingt-six personnes, joyeuses, bavardes, solitaires ou somnolentes. Au mieux,
une à deux d’entre elles seraient homosexuelles. Alors pourquoi pas le beau
ténébreux avec ses grands yeux noirs, assis à trois pas de mon strapontin, et
pourquoi pas moi après tout ? Je me reposai la question, elle m’obsédait
la question, elle tournait en boucle dans mon cerveau : quelle était mon
orientation sexuelle ? Avec Cristelle, je m’entendais bien. Au lit, ce n’était
plus le désir du début, mais le plaisir était toujours présent. Mais avec le
temps, tout devient moins puissant. Il m’arrivait parfois de bander mou. Au
lieu de me rassurer, Cristelle me lançait invariablement : « Le
corps ne ment jamais, Théo ! » Peut-être avais-je besoin de voir
ailleurs... Avec Véronique, ma première fille, ce fut moyen, très moyen. A
vingt-deux ans, j’étais puceau, elle était vierge. On a attendu un bon mois
avant de faire l’amour. Non par manque de désir, mais par inexpérience et
maladresse. Ma première fois ne fut pas grandiose. J’ai fini par la quitter
après près d’un an de compromis et de frustration. Avec les deux suivantes, je
pense avoir connu le nirvana, sur le plan sexuel, en tout cas. Mais comment
expliquer qu’elles m’aient toutes deux abandonné après quelques nuits
d’ivresse ?
Parfois, le wagon se remplissait au point que nous devions rester
debout. Mon regard parcourait alors tous les visages jusqu’à ce que je
reconnaisse le sien. Le savoir là me rassurait et je me convainquais que la
journée se déroulerait le mieux du monde. Un matin, je fus poussé par une cohue
humaine jusqu’à la porte d’en face. Je faillis lâcher une grossièreté à
l’encontre des passagers qui me pressurisèrent à l’excès. Bien mal m’en aurait
pris car les pousseurs me jetèrent directement dans les bras de l’inconnu. Je
ressentis des sueurs froides. Les deux mains accrochées à une rampe, j’eus
toutes les peines du monde à ne pas le heurter avec le bas du corps. Je ne pus
m’empêcher de lui sourire. Il allait sans doute m’envoyer sur les roses. Au
contraire, le mec me renvoya le plus beau sourire qu’un homme ne m’ait jamais
accordé. Un sourire ravageur, mêlé de miel et de lavande, aussi gourmand que
celui des enfants à qui l’on tend un pot de Nutella. C’était l’occasion rêvée
de lui adresser la parole. Pourtant, je m’en étais abstenu. Avec le recul, je
me persuadai que son sourire n’était autre que celui d’un homme bien élevé. Le
fruit de sa bonne éducation.
L’inconnu reprit la lecture de son épais bouquin.
Un titre compliqué écrit en anglais, dans une collection de luxe. Je réussis à
force de contorsion, à déchiffrer quelques lignes de la page qu’il lisait. Le
bouquin était écrit en français. Je recueillais un indice supplémentaire sur le
profil encore mystérieux de mon charmant voisin. Le Latino n’était peut-être
pas Latino. En tout cas, c’était un francophone, un francophone au physique
plutôt méditerranéen. Il ne m’était pas indécent ni inconvenant de le
déshabiller de la tête jusqu’aux pieds, car positionné comme je l’étais, je
n’avais pas d’autre occupation possible. Une certaine complicité se créa de
facto entre nos deux corps qui se frôlaient. Décidément, il est peu de
réaffirmer que je ne suis pas mon type d’homme… Lui s’était parfumé avec une essence
délicate qui régalait mes nerfs olfactifs. Il avait étalé sa chevelure d’une
noix de gel, ce qui lui donnait du volume, tout en laissant les pointes
s’éparpiller de manière faussement désordonnée. Du grand art. Je ne me parfume
pas, et me coiffer le matin me rend maniaco-dépressif… Est-ce que je le salis
en révélant tous ces détails, est-ce que je me salis moi-même ? Que
devait-il penser de moi ? Que j’étais un homme ordinaire sans odeur ni
saveur. Il paraissait absorbé par sa lecture. Rien ne semblait le distraire, ce
qui me laissa le temps de pénétrer son intimité en toute impunité. Ses mains
étaient fines et caressantes. J’aimais l’observer tandis qu’il enfilait un
doigt sous la page droite pour la faire décoller, avant de la reposer sur la
partie gauche du livre. Il exécutait ce geste naturel avec grâce et une
délicatesse qui me captivait. Parfois, il enroulait son doigt, toujours le
même, l’index de la main droite, dans une touffe de ses cheveux rebelles. La
station Gabriel Péri s’annonçait comme le prochain arrêt, c’était la station de
l’inconnu, et pour moi, la fermeture de la parenthèse. L’homme, pris de cours,
referma son livre et l’insinua dans une sacoche en cuir avant de courir vers la
porte de sortie : « Excusez-moi, pardon, s’il vous plaît ! »
s’écria-t-il à la cantonade. Bien qu’il ne m’adressait pas directement la
parole, l’homme venait de rompre le silence de nos regards croisés, jusque là
muets. J’avais aimé le son de sa voix. Il me paraissait posé, tout en équilibre
malgré la circonstance, en harmonie avec le personnage. Dans la précipitation,
un marque-page glissa sous ses pas. Aucun doute, c’était le sien, celui que
j’avais aperçu se balader sur le livre, au rythme de sa lecture. Les usagers
quittèrent en masse le wagon à la station Gabriel Péri. Les portes du métro
s’étaient refermées, et nous nous sentions de nouveau à l’aise. Dans le wagon,
désormais, on aurait pu se compter sur les doigts d’une seule main. Je n’avais
d’yeux que pour ce marque-page, désormais orphelin. Il gisait par terre, après
avoir été piétiné par plusieurs voyageurs. Personne ne sembla s’y intéresser.
Je me baissai pour le ramasser. Un geste anodin qui me submergea d’émotion.